Gérer ses priorités

Affaires Plus – Février 1999
Gérer ses priorités
Par Nicole Côté

Lorsque j’étais enfant et que je me plaignais des limites qu’on m’imposait, on me répondait :  « Ici, il y a des règlements.  Quand tu seras grande et indépendante, tu feras ce que tu voudras.»
J’ai grandi, j’ai conquis mon autonomie, j’ai même créé ma propre entreprise pour pouvoir mener la vie que je voulais.  Mais, après un certain temps, j’ai eu l’impression de ne plus m’appartenir…
Pourquoi vouloir plus de pouvoir, pourquoi devenir patron si cela implique qu’on perde sa liberté ?  C’est ce que me disent plusieurs cadres supérieurs et chefs d’entreprise.  Ils ont gravi les échelons et se sentent trop souvent condamnés aux travaux forcés, incapables de profiter de leur succès.  Ils ont trop d’obligations, ils n’ont plus le temps de vivre.  Et cela, c’est l’antithèse du bonheur.
Selon Mihaly Csikszentmihalyi*, le bonheur est un état qui se produit lorsque nous maîtrisons nos actions et notre destin.  Cet auteur décrit «l’expérience optimale» comme un moment où notre corps et notre esprit se tendent pour accomplir quelque chose de difficile et valable.  Il donne l’exemple de la chirurgienne qui réussit une opération risquée, de l’étudiant qui résout un problème complexe, du couple qui reçoit un groupe d’amis.
De telles expériences ne sont pas relaxantes : elles nécessitent un certain dépassement.  Les emplois routiniers ou trop peu exigeants deviennent rapidement sources d’ennui et de dévalorisation.  Par contre, à partir d’un certain niveau de tension et d’une certaine durée, les expériences les plus existantes basculent du côté négatif et désagréable.
Au niveau supérieur des organisations, où l’on rencontre très peu de problèmes de motivation, le problème numéro un, c’est la gestion du temps.  Bien sûr, le métier de manager présuppose que l’on ne soit jamais au bout de sa liste de choses à faire.  Mais lorsqu’on ne contrôle même plus la constitution de sa liste, on commence à souffrir sérieusement.  De la même manière, il est normal qu’une entreprise en démarrage réveille l’entrepeneur la nuit.  Mais si, après cinq ans, ce dernier souffre encore d’insomnie, c’est que son entreprise est «mal élevée» et manque de maturité.
Le temps est insaississable.  On peut le mesurer, mais on ne peut jamais le maîtriser.  On peut cependant gérer ses priorités.  Pour cela, paradoxalement, il faut prendre son temps, se donner régulièrement des moments de recul pour faire le point, réfléchir et se ressourcer.
À mon avis, le manager qui décide d’apprendre à «se» gérer a besoin de se consacrer au moins une demi-heure par jour, avec une séance plus longue en fin ou en début de semaine.  Selon son style, il déclenchera le processus de réflexion en écrivant, en rêvassant ou en bougeant.  Il mettra de l’ordre dans ses dossiers, fera l’inventaire et le tri des choses à faire et décidera de ses priorités.
Et c’est là que commence la tâche la plus difficile : respecter ses priorités, apprendre à dire oui, à dire non.  Ainsi, si l’on pense que la famille est importante, il y a des choses qu’on n’a pas le droit de rater : l’anniversaire de son conjoint, le premier spectacle de son enfant, la visite à un ami malade.  Il convient de réserver à ceux que l’on aime une place de choix à l’ordre du jour et, lorsqu’ils ont un besoin urgent, d’être libre pour eux.  Il faudra alors demander à ses collègues et à ses clients de «prendre un numéro».
Si l’on a l’intention de prendre soin de soi, on ne fera pas de compromis quand il s’agit de s’occuper de sa santé, de ses loisirs, de son développement et de son plaisir.
Pour pouvoir dire oui à ce qui est prioritaire, il faut savoir dire non.  Non à ce que l’on déteste faire, non à ce qui est au-dessus de nos forces et de nos capacités.  Lorsque de tels dossiers se présentent, il faut les déléguer à un collaborateur, ou sinon à un bon consultant.  Dans le cas où personne n’est capable de s’en charger ou n’en a le temps, il faut prier pour que le problème se règle tout seul…
Les meilleurs gestionnaires du temps que j’ai rencontrés sont ceux qui ont réussi à établir ces frontières claires et, surtout, à les respecter.  Ils se simplifient la vie au maximum.  Ils ont des moments immuables où ils rencontrent les personnes les plus significatives dans leur vie : leur famille, leurs amis, leurs employés.  Comme les gens qui surveillent leur alimentation, ils compensent dès qu’un écart s’est manifesté.
Ceux qui savent gérer leur temps on tendance à se donner des délais un peu plus longs lorsqu’ils s’engagent à atteindre des objectifs.  Ils prévoient du temps pour respirer et pour faire face aux imprévus qui se présenteront inévitablement.  Ils ont aussi appris à ne pas se prendre trop au sérieux : le jour de leur mort, il faudra bien qu’on les remplace…  Ils profitent pleinement de la vie.

* Csikszentmihalyi, Mihaly Flow, :  The Psychology of Happiness, Harper & Row, 1992