Affaires Plus – Avril 2000
LES RITES DE PASSAGE
Par Nicole Côté
Dans leur course contre la montre, les entreprises effectuent de plus en plus de changements radicaux et laissent aux personnes de moins en moins de temps et de moyens pour y faire face.
Au tout début de la réforme de notre système de santé, une directrice de soins infirmiers a sollicité mon aide, à la suite de la transformation de son centre hospitalier en établissement de soins de longue durée. Malgré tous les efforts de la direction, les employés comme les cadres, n’arrivaient pas à se mobiliser et à accepter la nouvelle réalité de l’organisation.
Au terme de quelques rencontres avec des membres du personnel, nous avons compris que les gens n’avaient jamais fait le deuil de leur mission. Ils avaient encore la mort dans l’âme. Nous avons donc organisé des funérailles, c’est-à-dire une rencontre au cours de laquelle nous avons encouragé les participants à parler des pertes subies lors de la restructuration de l’établissement et des problèmes qui en avaient découlé.
Grâce à l’expression ouverte des sentiments négatifs, il a été possible de commencer à percevoir les poids que la réforme avait permis de larguer, ainsi que les aspects positifs de la nouvelle situation. Tout n’a pas été réglé d’un coup, mais l’énergie a commencé à prendre un cours différent.
Dans les sociétés dites primitives, il y a toujours eu des rituels destinés à souligner les transitions majeures vécues par des individus et des groupes. À mesure que nous nous sommes «civilisés», nous avons abandonné les rites de passage, comme si le fait de banaliser les changements pouvait en diminuer l’impact. Pourtant, les transformations, les alliances et les ruptures n’en demeurent pas moins porteuses de stress, de regrets, d’incertitude, de peine ou de peur.
La révolution permanente
De nos jours, les transformations, qui étaient autrefois considérées comme des révolutions, sont vues comme des évolutions normales. On s’attend à ce que les gens s’y adaptent rapidement et facilement. On nie toute la charge émotive qui les accompagne.
J’ai vu des professionnels congédiés après 10 ou 15 ans de loyaux services sans qu’on leur laisse le temps de mettre leurs dossiers en ordre, de faire le point avec les collègues et de leur dire adieu. Dans bien des entreprises, on a supprimé les «partys de départ.» Économie oblige! Les gens partent comme des voleurs.
On fusionne des sociétés, on bouleverse tout le tissu social de l’organisation, on reconstitue des équipes avec des personnes de cultures, d’expériences, d’allégeances différentes. On demande à ceux qui ont perdu des plumes de se remplumer instantanément, de remettre l’épaule à la roue, d’accepter un nouveau leader et de faire preuve d’esprit de corps. On a aussi, en plusieurs endroits, éliminé beaucoup de cérémonies destinées à accueillir les nouveaux, reconnaître les champions, célébrer les succès, remercier les gens de leur loyauté ou leur permettre de se détendre, de s’amuser et d’entretenir leurs relations.
Ceux et celles qui préconisent de telles pratiques le font sous prétexte qu’il faut être efficace, responsable et rentable. Non seulement cela ne peut justifier le manque de courtoisie, voire de décence, mais au fond, cette logique est totalement déraisonnable. Elle occasionne plus de pertes de temps, de frustrations, de souffrances et d’erreurs que de gains de productivité, car elle va à l’encontre des processus humains les plus fondamentaux.
Tout le monde sait que si on pousse son enfant à apprendre trop vite, on risque de créer chez lui une aversion ou un blocage à l’apprentissage. À faire l’amour sans préliminaires, on se prépare vraisemblablement à des insatisfactions. À force de voyager sans escale, on se fatigue et on perd le goût du voyage. Avec l’être humain, la vitesse n’est pas toujours garante de bons résultats ou de progrès.
En nous débarrassant de la plupart des rites d’antan, nous avons pu nous départir de certaines superstitions. Mais nous avons jeté le bébé avec l’eau du bain. Il semble impératif et urgent de retrouver, face aux multiples transformations que nous vivons, un peu de notre humanité, de notre respect, de notre sens du sacré et de notre capacité d’émerveillement, et de recréer des rites de passage qui nous aideront à les vivre pleinement et agréablement.
Il importe donc aux chefs d’entreprise comme à leurs équipes de se donner le temps et les outils nécessaires à l’intégration de transitions, à la gestion des arrivées et des départs, et de redonner à la fête la place qu’elle mérite dans toute organisation humaine. Il suffit souvent de quelques heures d’échange et de négociation, de petites marques d’attention, pour que les processus se mettent en place correctement et que les gens s’impliquent avec plaisir.